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Lors du premier
contact téléphonique avec un patient, je recueille
toujours quantité d'informations qui me permettent
d'apprécier si la personne fait la démarche par
curiosité, si elle s'abandonnera totalement ou si elle
recherche un objet contre lequel retourner son
agressivité, si notre collaboration sera fugace ou si
au contraire elle durera de longs mois. Chaque
première rencontre est une aventure unique et pleine
de surprises.
Le moment le plus
précieux est bien sûr celui où j'ouvre la porte de la
salle d'attente ; une nouvelle personne entre dans ma
vie. Aussitôt, de nouvelles informations me
parviennent : morphologie, voix, regard, sourire,
vêtements, tout me parle. Puis la personne se retourne
et me précède généralement jusqu'au cabinet. Je ne
vois d'elle qu'un dos, des épaules, une nuque. J'en
profite pour observer la démarche, les cheveux ;
j'enregistre l'odeur que la personne laisse derrière
elle. Ainsi se dévoile un peu de la personnalité du
patient.
Lucien a
quarante-neuf ans. Plutôt bel homme, il a un regard
perçant qui doit mettre mal à l'aise nombre
d'interlocuteurs (tantôt dépourvu de chaleur, tantôt
très séducteur). Un petit sourire flotte en permanence
sur ses lèvres (moquerie ? défi ?). Le personnage est
complexe. Cordial et très courtois, réservé pendant de
longs moments, il peut devenir très expansif. Pâle,
distingué, cultivé, exhibitionniste. Ses vêtements
sont de bonne coupe et il est soigné de sa personne
(ongles manucurés, cheveux parfaitement entretenus).
Il se rase avec un rasoir mécanique. Sa démarche est
un peu lourde. Certains gestes ont l'air de lui
coûter. Je note une légère claudication de la jambe
gauche.
Lucien m'avoue sa
peur panique de l'obscurité - même de la simple
pénombre - et le handicap que cela lui cause dans sa
vie quotidienne. Dès le crépuscule, son appartement
ressemble à Versailles. Il lui faut de la lumière
partout. Il se couche toutes lampes allumées et
préfère en conséquence dormir le jour. Il a en effet
essayé de porter un loup de feutrine pendant la nuit
mais il a l'impression d'étouffer. Il a abandonné cet
artifice au bout de quelques nuits blanches, assis sur
son lit à épier avec angoisse les moindres recoins de
son appartement. Lucien vit seul - mais l'angoisse de
l'obscurité n'est pas seule en cause. Bien entendu, il
n'emprunte aucun ascenseur, ne fréquente aucun lieu
qui ne soit illuminé de mille feux et prend grand soin
de rentrer chez lui avant la tombée de la nuit. Malgré
plusieurs années de psychanalyse, il confesse qu'il a
le sentiment de ne pas avancer, de ne pas voir "le
bout du tunnel" (notez déjà le caractère visuel de
l'individu).
Les conditions de
notre travail en commun sont définies. Lucien devra
débrancher ses facultés de critique et
d'auto-critique, rayer de son vocabulaire les
expressions du genre "C'est absurde", "Cela ne veut
rien dire", "Je vais passer pour un imbécile", "Je n'y
arriverai pas"... Il m'explique qu'il n'a jamais été
hypnotisé mais qu'il a beaucoup lu sur le sujet et
qu'il ne craint pas de fermer les yeux à condition que
ce ne soit pas dans l'obscurité. Je lui précise que je
ne suis pas là pour le juger mais pour l'aider. Je lui
annonce qu'à un certain moment, je lui demanderai de
me décrire les images qui s'imposeront à lui sur son
écran mental et qu'il ne devra rien cacher et parler
sans crainte. Quelles que soient ces images, il devra
répondre immédiatement, sans réfléchir, même s'il ne
voit que des tâches de couleur.
Pendant trois
séances, Lucien ne fait aucune avancée digne
d'intérêt. Au cours de la première d'entre elles, il
ne dit strictement rien. Je le sens tendu, il ne
parvient pas à se laisser aller. Ses muscles
superficiels, surtout ceux du visage, expriment sa
tension. Je lui apprends à se relaxer et il me promet
de s'entraîner jusqu'à notre rencontre suivante.
Lors de la seconde
séance, il est question d'un ami qu'il tient par la
main et avec lequel il passe de longs moments à
regarder des montagnes. A la plupart de mes questions,
il répond désespérément "Je ne sais pas, je ne vois
rien de plus". La troisième tentative n'apporte aucun
autre élément intéressant. Il y a toujours cet ami
très doux qui ne parle pas et se contente de regarder
le paysage environnant en souriant. A la quatrième
séance, après une induction qui me semble enfin
réussie, le voilà soudain qui prend un air de profonde
détresse. Son corps est agité de spasmes, il a des
gestes non coordonnés, une tendance à laisser pendre
une partie de la langue à l'extérieur de la bouche.
- Que se
passe-t-il ?
- (en sanglots) On
nous frappe, on nous traite comme des animaux.
La voix aussi a
changé ; elle est plus aigue.
- Où êtes-vous ?
- Ils appellent çà
un asile ! Il y a des barreaux aux fenêtres. Beaucoup
de gens difformes autour de moi. Certains se traînent
à quatre pattes toute la journée. J'ai froid... (il
frissonne).
- Pourquoi
avez-vous froid ?
Il tourne la tête
à droite et à gauche, comme pour chercher quelque
chose.
- Il n'y a pas de
chauffage. Ce sont des couloirs très hauts de plafond.
Là-bas, au loin, derrière les fenêtres, on aperçoit de
hautes montagnes. Il y a presque toujours de la neige
au sommet. J'ai froid.
- Cela fait
longtemps que vous êtes ici ?
Il se remet à
sangloter.
- Je ne sais plus,
je n'ai aucune notion du temps qui passe.
- Pourquoi
êtes-vous là?
- Je ne sais pas.
Je ne suis pas comme les autres...
- C'est-à-dire ?
En quoi êtes-vous différent ?
- Je suis... Je
suis comme endormi.
- Vous avez
toujours été ainsi - je veux dire : endormi, pas comme
les autres ? Ou bien est-il arrivé quelque chose qui
vous a rendu ainsi ?
- Je ne sais pas
(la voix est déformée par la langue qui pend à
l'extérieur de la bouche).
- Est-ce que vous
connaissez quelqu'un ? Avez-vous des amis dans cet
endroit ?
Il a un sourire
niais.
- J'ai un ami,
oui. Avec lui, je passe des journées entières à
regarder les montagnes. Elles sont belles... Je le
tiens par la main, nous sommes assis par terre et nous
regardons les montagnes couvertes de neige, là-bas...
- Comment
avez-vous connu cet ami ?
- Oh, je le
connais depuis très très longtemps (à nouveau, il a un
sourire niais). Je l'ai reconnu tout de suite en
arrivant ici.
- Vous le
connaissiez donc avant d'entrer dans cet asile ?
Il fronce les
sourcils comme s'il essayait de se souvenir de quelque
chose, ou encore comme s'il ne comprenait pas la
raison de sa dernière phrase.
- Euh... Non.
Oui... Je ne sais plus...
- Comment
s'appelle cet ami ?
- François. Enfin,
avant, il s'appelait François. Maintenant, je ne sais
pas. Il ne parle pas. Il ne m'a jamais parlé. Il ne
parle à personne. Il n'a pas de nom.
- Vous dites
qu'avant, il s'appelait François. Pourquoi "avant" ?
Lucien est à
nouveau pris de spasmes violents. Il se met à haleter,
comme s'il manquait d'air.
- A trois, vous
allez vous détendre et retrouver votre calme. Un...
deux... trois. Voilà. Maintenant, avancez dans le
temps. Allez à un moment de votre récit où quelque
chose d'important va se passer. Où êtes-vous
maintenant ?
La voix devient
plus grave, le visage est empreint d'une infinie
douleur.
- Je suis dans le
noir. Je tâtonne. Autour de moi, j'ai l'impression
d'une vie grouillante. Des choses immondes se
poussent, se pressent, mastiquent une nourriture
infecte, putréfiée, boueuse. Je crois que c'est...
Oui, je crois que c'est de la chair humaine.
Longtemps, "elles" n'ont pas osé y toucher. Je les
sentais apeurées, terrées dans un coin de la pièce,
aux aguets. Et puis, tout à l'heure, elles se sont
précipitées. Maintenant, elles festoient.
Il se met à
sangloter et se recroqueville sur lui-même.
- Où êtes-vous ?
- Je ne sais pas,
c'est tout noir.
- Et votre ami, où
est-il ?
- Il est mort
hier. Ou avant-hier, ou peut-être avant - je ne sais
plus ! Je n'ai aucune notion du jour ni de l'heure.
Ici, c'est toujours la nuit. Je sais bien que la mort
de mon ami n'est qu'un sursis. Quand le silence
reviendra, ce sera mon tour. A moins... A moins que je
parvienne à trouver la sortie. Une sortie !
Il pousse un petit
cri de détresse.
- Là... A trois,
vous vous sentirez plus calme. Un... deux... trois...
- Je suis en
sueur, je tremble... Il y a dans cette nuit des
ricanements soudains, des grognements menaçants,
écoeurants. De savoir le danger si proche, mon
imagination travaille et je sens grandir la peur.
- De quoi
avez-vous peur ?
- J'ai peur parce
que j'ignore en face de quel ennemi je me trouve. J'ai
beau ouvrir les yeux, les ténèbres gardent leur
secret. J'essaie de fuir mais le sol spongieux me
retient. Mes chaussures s'enfoncent dans une épaisseur
gluante, je me sens aspiré, j'ai l'impression de
m'embourber un peu plus à chaque pas.
Il se met à crier.
- JE NE VEUX PAS
MOURIR DANS CE TROU INFECT ! JE NE VEUX PAS !...
Il halète et tape
des poings devant lui comme s'il tapait contre un mur.
- Rien, rien à
quoi m'accrocher ! Aucune fissure, aucune proéminence,
aucune issue ! Il y a des courants d'air glacé, d'une
violence telle que je suis plaqué contre le mur.
L'instant d'après, ce sont des vapeurs brûlantes qui
me dévorent les yeux. Je sens que je tombe, que mes
forces m'abandonnent. Je glisse, j'essaie de me
rattraper... AH !...
Le cri est
terrible et me tétanise tellement je suis surpris.
- Que se
passe-t-il ?
Il pleure à
chaudes larmes.
- Je viens de
plonger ma main dans une masse gélatineuse et il y a
eu un cri déchirant, une plainte animale ! Mon Dieu,
j'ai touché une chose ! J'en suis sûr, j'ai touché une
chose! Je lui ai fait mal !
- Quelle est cette
chose ?
-...
- Quelle est cette
chose ? Est-ce que vous pouvez la décrire ?
-...
- Est-ce que vous
pouvez au moins l'imaginer ?
Mais Lucien semble
ne plus entendre mes questions ou ne plus vouloir en
tenir compte. Il se met à murmurer.
- Je suis immobile
maintenant, les yeux écarquillés dans le noir.
J'attends les représailles, le coup de dent mortel,
l'aspiration fatale... Non, rien ne vient. Rien
encore. J'entends toujours mastiquer, écraser, broyer.
J'entends le fracas des os qui éclatent sous des
mâchoires sûrement monstrueuses. J'entends des
grognements, des râles, des raclements, des rots, des
déglutitions... L'air puant est plein de ces échos
d'un immonde festin...
A nouveau, il se
met à taper des poings devant lui et le combat contre
cet ennemi que j'ignore dure longtemps, très
longtemps.
- Je suis à
demi-nu, finit-il par dire, je suis prisonnier de
cette fange pestilentielle. J'ai beau essayer de
m'agripper au béton, je ne parviens qu'à m'arracher
les ongles. Les chairs sanguinolentes de mes mains et
de mes bras me torturent. Chaque lancé de douleur est
comme une décharge d'électricité dans mon cerveau
éclaté. Tout bourdonne, tout tourne. Les succions et
les aspirations se succèdent maintenant à un rythme
effréné... Je suis bouillant, je suis glacé... Le
moindre son pénètre en moi comme un dard, parcourt mon
corps tout entier, se répercute à l'infini dans mes
nerfs à vif et vient exploser dans ma tête. Je suis
dans mon coin, embourbé, saignant, déchiqueté,
terrorisé... J'attends...
A nouveau, voilà
Lucien pris de frissons qui le font trembler tout
entier.
- Il me semble
qu'on s'approche de moi. J'ai l'impression de sentir
sur mon visage la chaleur d'un souffle nauséabond, la
puanteur d'une haleine sucrée... Non, NON !
Il se remet à
battre l'air partout autour de lui. J'hésite à le
calmer car je sens que nous approchons d'un événement
important.
- Mon Dieu ! Mon
Dieu, non ! (il pleure maintenant à chaudes larmes).
On dirait que, dans la pièce, l'agitation s'apaise. Le
bruit de succion a disparu ! J'entends maintenant des
langues nettoyer des machoîres, happer un résidu
oublié, lécher une éclaboussure. L'obscurité est
pleine de baillements menaçants, de grognements
sourds... Et puis soudain...
Son visage se
fige, il tend l'oreille.
- C'est le
silence. C'est le grand silence !
Il y a
effectivement quelques instants de silence entre
Lucien et moi ; puis il penche davantage la tête,
comme s'il écoutait avec attention et, soudain, se met
à hurler d'une façon démentielle. Il crie des mots
sans suite, son visage est crispé, il se donne des
coups de poing à la tête, à la poitrine, il se mord
les lèvres jusqu'au sang. Il lui faut un long moment
avant de revenir au calme. Il présente maintenant une
paleur accentuée mais un dialogue peut à nouveau
s'instaurer. La crise semble passée.
- Où êtes-vous ?
- Je ne sais pas.
J'ai le sentiment de ne plus sentir mon corps. Je
flotte. Je suis bien.
Lentement, son
visage retouve des couleurs. Les traits s'apaisent. Je
le ramène lentement à son état de conscience
ordinaire.
Lorsqu'il ouvre
les yeux, son regard parcourt la pièce avant de
s'arrêter sur moi.
- Je me sens
bien... Mais j'ai l'impression d'être trempé de
transpiration !
- Vous
souvenez-vous de votre récit ?
- Oui,
parfaitement. Que s'est-il passé ? Que signifie toute
cette histoire ?
Je lui réponds que
c'est à lui de trouver les connexions.
- Je ne comprends
pas. Cette histoire ne me dit rien du tout. Jamais de
telles images ne m'ont habité. Il me semble pourtant,
malgré tout, qu'elles ont quelque chose de familier
mais je ne saurais dire quoi exactement.
La semaine
suivante, nous passons une heure à faire le bilan des
modifications intervenues dans la vie du patient
depuis une semaine. Lucien n'a réalisé aucune
connexion entre son récit et la réalité mais le
soir-même de la dernière séance, il affrontait
l'obscurité à son domicile.
- J'ai dans mon
salon une petite lampe qui diffuse une lumière
feutrée. Je me suis assis dans un fauteuil, dans la
douceur de cette lumière, et j'ai couché par écrit
tout ce dont je me suis souvenu de mes séances. Puis
je me suis endormi, apaisé, après avoir éteint la
lumière.
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